Hélie de Saint Marc ou l’estime de soi 4/4  La résilience

Hélie de Saint Marc ou l’estime de soi 4/4

La résilience

 

LA RÉSILIENCE

 

Il m’a fallu du temps pour comprendre que la cohabitation des contraires n’était pas une absurdité, mais l’essence même de la vie. Hélie de Saint Marc. 

 

J’AI VÉCU PAS MAL D’ÉPREUVES…

« Depuis mon âge d’homme, Monsieur le Président, j’ai vécu pas mal d’épreuves : la Résistance, la Gestapo, Buchenwald, trois séjours en Indochine, la guerre d’Algérie, Suez, et puis encore la guerre d’Algérie…»  Ainsi commence le discours d’Hélie de Saint-Marc devant le haut tribunal militaire le 5 juin 1961. 

« J’ai vécu pas mal d’épreuves ». Dans ce phrasé pudique se cachent des douleurs sans nom, des douleurs qui ont modifié jusqu’aux plus petites fibrilles de son être. Des douleurs qu’il mettra en mots bien plus tard après sa sortie de prison, de façon tout à fait fortuite.  

« J’ai vécu pas mal d’épreuves ». On pourrait y ajouter les 5 années passées dans la prison de Tulle avant une grâce présidentielle, ou sa sortie elle-même, devenu un paria, sans passeport ni carte de crédit. 

Résilience. Ce mot semble avoir été créé pour lui. Il signifie la capacité à rebondir après un traumatisme, mais aussi la « capacité à naviguer entre les torrents ». Hélie de Saint-Marc aurait long à nous dire depuis son ciel, sur cette étrange habileté qu’il a eue à transmuter le métal vil en métal précieux. De cette capacité, nous n’en disposons pas également. Boris Cyrulnik affirme que certains s’en tirent mieux que d’autres : « Ils vivent, rient, aiment, travaillent, créent, alors que les épreuves qu’ils ont traversées auraient dû logiquement les terrasser »

Si l’on peut prévoir le tempérament d’une personne grâce à son ADN, on ne peut pas prédire la capacité de résilience qu’elle aura face à l’adversité. Il existe des ressorts insoupçonnés qui peuvent nous faire basculer d’un côté ou de l’autre : « Au cours d’une existence, bien des choses se cassent en soi. On ne sait plus très bien à quel moment et pourquoi. D’autres se reconstruisent insensiblement. C’est une refondation perpétuelle. Une fragilité secrète, intrinsèque à la nature humaine, peut à tout moment nous faire basculer ou grandir avant que l’heure suivante ne remette tout en jeu ». 

La résilience touche à ce qu’il y a de plus personnel et de plus caché en l’homme : son rapport à la souffrance. C’est peut-être ce qui nous conduit inconsciemment, davantage que la vague conception que nous nous faisons du bonheur.

Hélie de Saint Marc - La résilience - Le procès

 

 

LA PUISSANCE DE LA VULNÉRABILITÉ

Lorsque plusieurs fois dans sa vie on a tout perdu, qu’on a été un sous-homme, cela donne un sentiment de solitude évident et en même temps un certain bonheur – celui de connaître ses raisons de vivre et de mourir. 

La souffrance est comme cette persona non grata qui s’invite sans crier gare. Tous autant que nous sommes, nous espérons en être épargnés. Occasion de révolte et de scandale, il est difficile de lui conférer une place dans nos vies aspirées par cette quête inéluctable de bonheur (voir Le masque). Comme Spinoza, on pourrait penser qu’il faille la bannir ou du moins ne plus subir ses mauvais traitements. A travers sa vie brûlante, Hélie de Saint Marc éclaire d’une lumière singulière ce délicat questionnement. Il a saisi avec le regard intérieur que « la cohabitation des contraires n’était pas une absurdité, mais l’essence même de la vie ». Que la douleur et la joie se font écho. Que les épreuves sont le lieu des plus grands apprentissages. Celles-ci ne l’ont pas épargné on le sait. Ainsi dans le tunnel de sa vie concentrationnaire :  

« La souffrance était telle que je devais limiter mon champ de conscience et fractionner le temps. J’en étais arrivé, pour tenir un jour encore, à séparer ma propre vie en tranches de quelques minutes à peine. Atteindre encore l’autre rive, faire un pas, puis l’autre, marcher, une jambe projetée dans le vide à la recherche d’un peu de terre meuble, soulever mon squelette, ne pas penser, ne pas regarder, trouver encore la force au-delà de mes forces, chercher le visage de ma mère, ne pas pleurer, penser à tous le courage déjà accumulé, haïr les SS pour ce camarade qui m’a tendu la main et qu’ils ont jeté dans la fosse comme un chien, ne pas fermer les yeux, surtout ne pas glisser, forer encore, percer le mur, oublier les aboiements, chercher un appui, vouloir une seconde accrocher le regard du Kapo. Mais non, ne pas quémander un geste de grâce, ne rien lâcher, déjà une minute de gagnée… Maintenant atteindre l’autre minute. Et tout recommencer ». Les sentinelles du soir. 

Et pourtant il ajoute : « Sans ces épreuves supplémentaires partagées avec tous les laissés-pour-compte des camps, des dimensions essentielles de ma vie me seraient restées étrangères. L’extrême douleur m’a appris la joie de vivre ».

Sous son regard, nous comprenons que les souffrances peuvent devenir un terreau fertile, non loin de la joie. Ces déchirements que la vie nous impose, énigmes que nous pouvons contempler longtemps abasourdis, recèlent quelque fleur secrète qu’il coûte à découvrir. Mais c’est le prix de notre propre apaisement, qui commence par l’acceptation. (voir L’appartenance – La construction de l’identité)

Hélie de Saint Marc - La résilience - Savoir souffrir

 

L’acceptation

Il est difficile de faire ce pas de côté pour regarder les épreuves sous un jour nouveau, comme un moyen de s’approcher de la pulsation même de la vie. Accepter la souffrance et la mort n’est possible que sous un positionnement humble (Voir L’action orientée mission). Humble devant la souffrance subie, mais aussi devant ses propres erreurs. La condition première de la résilience est le « pardon de ses propres erreurs, de ses propres fautes », qui est aussi « l’un des apprentissages les plus difficiles pour un être humain » (Etty Hillesum)De façon mystérieuse, comme dans le film Un jour sans fin, la vie semble parfois nous resservir les mêmes leçons jusqu’à ce qu’enfin nous en ayons compris la signification : « Ceux qui n’apprennent rien des faits désagréables de leur vie, forcent la conscience cosmique à les reproduire autant de fois que nécessaire, pour apprendre ce qu’enseigne le drame de ce qui est arrivé. Ce que tu nies te soumet, ce que tu acceptes te transforme » (Carl Gustav Jung). 

L’acceptation appelle le consentement, qui la transcende. De “cum sentire” en latin, sentir avec, c’est-à-dire aller jusqu’à l’adhésion totale de la raison avec le cœur, sans réfléchir. Sans tirer derrière soi son pauvre corps prisonnier de la tête. « La vieillesse permet peut-être de retrouver de bonheur d’être soi-même. Personne ne peut plus avoir la tentation d’être un autre. (Voir Le masque). Les émotions troubles qui nous ont traversés, comme la préoccupation de paraître, la possession ou l’ambition, s’atténuent à mesure que s’éloignent les usages de la vitalité et de la vanité. C’est alors que beaucoup découvrent – mais il est souvent trop tard – que la merveille est dans l’instant ».

Hélie de Saint Marc - La résilience - La joie

 

De la souffrance à la croissance

« Celui qui souffre avec humilité va grandir de son épreuve, celui qui est orgueilleux va s’en trouver détruit » (Alexandre Havard). 

La fragilité, la souffrance sont des compagnes inévitables du quotidien. Nous percevons cependant trop peu combien c’est en les surmontant avec courage, que nous devenons davantage. Paradoxe de ce qui nous apparaît comme une plaie, qui nous fait advenir à nous-mêmes. Notre vie est toute tissée de ces choix infimes, entre dire oui ou subir. « C’est ma mère qui m’a enseigné le courage. J’avais sept ou huit ans. Nous vivions à Bordeaux, dans un quartier sombre et opulent, près des quais de la Garonne. Les soirées d’hiver à la maison étaient longues et faiblement éclairées. Je m’ennuyais en silence, debout à côté du fauteuil où ma mère était assise. Elle cousait, avançant point par point… Attentif, je regardais sa main qui courait, rapide, agile, précise. Au bout de longues minutes, elle a tourné vers moi son regard vert et lumineux et m’a dit en souriant : Tu sais, Hélie, le travail et le courage, c’est comme ce que je fais ici ; point par point, pas à pas ».

Chez Hélie de Saint Marc, souffrance et crises deviennent des « expériences émotionnelles correctrices ». Renversant la fatalité, Hélie de Saint Marc s’en est emparé pour « rencontrer la vérité de son destin ». Il n’est pas resté assujetti à la souffrance : il a traversé cette vallée de larmes pour en faire le marchepied d’une croissance personnelle, libératrice. « Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d’une étoile qui danse » (Friedrich Nietzsche). 

Une souffrance transformante qui permet de dépasser les cadres logiques, d’intégrer des éléments en apparence contradictoires, d’accéder à des niveaux de réalité plus profonds. En taillant, elle vivifie ; en brûlant, elle ravive. « Lorsqu’un ami mourait à nos côtés, nous pensions que la vie s’arrêtait net, comme un moteur d’avion qui cale en plein vol ou une plante qu’on arrache de la terre. En fait, une cruche se brisait : des larmes et des parfums se répandaient sur le sol, dont je sais aujourd’hui qu’ils coulent longtemps encore à l’intérieur des enfants ». Les sentinelles du soir. 

Dans le contexte toujours plus concurrentiel et fragile des entreprises, on parle beaucoup aujourd’hui de leur résilience. Celle-ci dépend certes des bons choix stratégiques de l’entreprise, de sa structure aussi. Mais également et en premier lieu de son identité, c’est-à-dire de sa culture singulière insufflée par le style de leadership et la personnalité du dirigeant. Le dirigeant (mais aussi tout manager) fait-il entrer ses collaborateurs dans une économie de la résilience ? Dans une culture combative face aux multiples défis de l’aventure entrepreneuriale ? 

Finalement, de l’angoisse à la joie qui dépasse la souffrance, il n’y a qu’un pas de côté, celui du courage. Hélie de Saint Marc est là pour nous dire que l’être criblé d’angoisses est peut-être beaucoup plus proche de la joie parfaite que celui qui est repu de biens et de faux bonheurs. « Le cœur est un organe étrange ; c’est seulement lorsqu’il est brisé qu’il bat à son propre rythme : lorsqu’il n’est pas brisé, il se pétrifie » (Hannah Arendt).

 

 

LA RÉSILIENCE COMME UN ART DE VIVRE

L’art de bien souffrir

Hélie de Saint Marc - Savoir souffrir avec le temps - La résilience

Dans ses vieux jours, le visage comme « un parchemin sur lequel la vie écrit, rature, efface et incise ce qu’elle veut », Hélie de Saint Marc semble rayonner avec le cosmos. Les nombreuses souffrances surmontées se sont transformées en joie paisible. On le regarde comme on contemple. On le regarde et on entre dans sa philosophie tissée d’humanités, une vie embrassée à bras le corps, de « flaques de soleil sur un sol de larmes et de sang ».

De son regard irradié par la conscience de la dignité humaine, Hélie de Saint Marc nous enseigne l’art de bien souffrir : en acceptant la mort comme partie intégrante de la vie. Seul moyen d’en faire une vie pleinement vécue. Paradoxalement, si l’éventualité de la mort est intégrée à la vie, celle-ci se dilate et se fait intense, alors que la peur et le refus d’accepter la mort en réduisent la qualité à une peau de chagrin, « un pauvre petit bout de vie mutilée, méritant à peine le nom de vie ». « En excluant la mort de sa vie, on se prive d’une vie complète et en l’y accueillant, on élargit et enrichit sa vie » (Etty Hillesum). La vie, si elle ne cherche que son auto-conservation, n’est plus la vie.

Nous considérons instinctivement la souffrance comme un échec. A travers des mécanismes rigides de contrôle ou d’évitement, nous faisons tout pour fuir son étau douloureux. Ainsi en va-t-il de la philosophie stoïcienne qui se donne pour but l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de trouble. Hélie de Saint Marc nous propose une autre voie. Sans jamais nier le scandale du mal, il préfère cependant “les chemins de mauvaise terre” en intégrant cette inévitable souffrance. Pour lui, la réalité, consentie et affrontée, accroît l’endurance. « Une fois c’est un Hitler, une autre fois Ivan le Terrible par exemple, une fois c’est la résignation, une autre fois les guerres, la peste, les tremblements de terre, la famine. Les instruments de la souffrance importent peu, ce qui compte, c’est la façon de porter, de supporter, d’assumer une souffrance consubstantielle à la vie et de conserver intact à travers les épreuves un petit morceau de son âme » (Etty Hillesum).

Paradoxalement, c’est peut-être en évitant la souffrance qu’on la subit le plus : « La plupart des Occidentaux ignorent l’art de souffrir, tout ce qu’ils savent c’est se ronger d’angoisse. Ce que vivent la plupart des gens, ce n’est plus une vie : peur, résignation, amertume, haine, désespoir » (Etty Hillesum)Ce sont souvent les représentations de la réalité qui font souffrir davantage que la réalité elle-même. Boris Cyrulnik affirme qu’après la seconde guerre mondiale, les soldats qui portaient de graves signes de stress post-traumatique étaient ceux qui étaient restés à l’arrière et n’étaient pas allés combattre. C’est leur représentation qui les avait anéantis.

Pour avancer dans l’environnement VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity, Ambiguity), le manager est confronté à plusieurs paramètres qui nécessitent une forme de résilience : accepter l’incertitude, sa propre imperfection et son ambivalence (vouloir une chose et son contraire, par exemple vouloir que ses équipes soient plus autonomes et en même temps garder un certain contrôle). Pour naviguer dans cette incertitude, il doit apprendre à assumer les frustrations inhérentes à ce « chaos », c’est-à-dire l’écart entre la situation réelle et la situation qu’il souhaite pour ses équipes ou son entreprise. Le manager ne peut l’assumer qu’en le recadrant par du sens (voir l’outil « management du chaos » de Vincent Lenhardt). 

Nous avons donc notre propre responsabilité, non dans les maux eux-mêmes, mais dans la façon dont nous y répondons. L’approche systémique stratégique va jusqu’à dire que le problème n’est pas dans le réel mais au niveau du récit que la personne en fait. En lui faisant revisiter son récit et vivre une expérience émotionnelle correctrice, le coach remet la personne accompagnée face à sa responsabilité, et ce faisant, lui donne la capacité de se reconfigurer. 

Quand la mort danse avec la vie

Hélie de Saint Marc - Quand la mort danse avec la vie - La résilience

« Haïr la mort ou la cacher ne sert à rien. Je me méfie de ceux qui veulent vivre comme si l’instant présent pouvait se dilater de manière infinie. Ils se distraient de leur condition mortelle par toutes les ressources de l’illusion afin de repousser loin de leur conscience le dernier des rendez-vous. Celui-ci survient toujours trop tôt, sans qu’ils aient pu se préparer ». Les sentinelles du soir. 

Dans son utopie Vous serez comme des Dieux, Gustave Thibon évoque un monde enfin débarrassé de la souffrance, ayant récupéré les clés de la vie et de la mort. Mais l’héroïne Amanda aime son Hélios d’un amour si beau que le paradis qui lui est offert sur terre ne peut que la décevoir. C’est que dans ce paradis-là, on ne passe plus d’un monde à l’autre, on reste dans une sécurité absolue où l’ennui devient… mortel. Elle choisira alors l’océan de la mort, et tous ceux qui l’aiment la suivront.

Par peur de la mort, nous résistons souvent à la vie. Malgré les doutes et les angoisses, Hélie de Saint Marc a choisi de faire confiance au sens qui la précède et qui le porte et dont le signe est la joie profonde. Il a fait le saut, non dans le vide, mais dans le plein. « La foi, ce n’est rien d’autre : faire confiance, avancer dans la nuit, basculer dans l’instant suivant comme si vous sautiez en parachute. Ce sont des choses très concrètes »En faisant confiance et en avançant dans la nuit, il est passé d’une vie de raison à une vie du cœur, où la vie et la mort se tiennent la main, énigme qui le fascine et qu’il ne cesse de scruter. D’où s’écoule un parfum plus envoûtant que la douceur des plaisirs.

Pourtant, il lui a fallu bien des années pour réconcilier ses morceaux de vie épars dans une vision apaisée. Parlant de son expérience concentrationnaire : « Pour que cette expérience immorale ait un sens, il faut suivre un long chemin intérieur ». Ce long chemin intérieur n’a pas été le fruit d’un raisonnement simplement intellectuel, tentant de faire tenir ensemble des irréconciliables. Il n’est pas la résultante d’un volontarisme forcené. Son chemin a consisté à descendre toujours plus au niveau du cœur qui lui a donné la direction et le sens. Et par là « ses raisons de vivre et de mourir ». Tout ce que nous faisons uniquement à partir de notre volonté finit toujours par retomber. « Sans cette direction fondamentale du cœur, tout acte de volonté n’est que fuite en avant, un vol au-dessus d’un précipice » (A. Havard). 

Depuis ce cœur profond, Hélie de Saint Marc convoque sans relâche la dignité humaine et son essence spirituelle, qui le maintient debout : « L’honneur est un acte de pauvre. Il suppose le dépouillement. Un homme nu, battu, humilié, reste un homme s’il garde sa propre dignité. Le vrai honneur est le regard de la conscience ». Cette conscience aiguisée l’aura laissé jusqu’au bout en proie au questionnement. Le cœur est le lieu du mystère. Ayant trouvé l’espace en soi pour contenir le monde, loin des pensées toutes faites et des slogans psychologiques qui bannissent l’effort intellectuel, Hélie de Saint Marc fait une place plus grande à la nuance, au doute, à la vérité fragile. Sa foi ? « Une minute de certitude pour cinquante-neuf de doute ». 

Il y a quelque chose de l’ordre de l’esthétique dans la vie d’un leader accompli, où la vérité d’une histoire rejoint la beauté de sa trajectoire. « Combattre pour sauvegarder ce filet d’esprit que nous recevons en naissant et que nous rendons en mourant », c’est le sens qu’Hélie de Saint Marc nous livre humblement.

 

 

POUR L’ÉTERNITÉ

Hélie de Saint Marc - Pour l'éternité

Devant le grand rivage qui se dessine, l’ellipse se referme. Le couchant se confond avec l’aurore. Hélie de Saint Marc tient enlacées la vie et la mort, l’enfant qu’il a été et le vieillard qui ne sera bientôt plus.

« Nous sommes semblables à ces vagues successives qui retournent inexorablement à l’océan, après avoir caressé le sable de la terre. Le mystère veut que la vieillesse et l’enfance finissent par se répondre. […] J’arrive à l’âge ou sont morts mes parents, à l’âge où il n’y a plus de différence d’âge, où ma génération ressemble aux feuilles mortes en octobre ; l’une suivant l’autre, les feuilles voisines tombent et se recouvrent. Insensiblement, l’enfant que j’ai été recommence à occuper mon esprit. […] C’est à ces signes, peut-être, que l’on reconnaît que la fin approche ». Les sentinelles du soir.

A quai se trouvent sa famille de sang, sa famille d’armes et ses amis. Une « cruche s’est brisée ». Mais « des larmes et des parfums se sont répandus sur le sol qui couleront longtemps encore à l’intérieur des enfants ». Dans l’éclair d’éternité d’un long regard bleu.

« A cette heure de départ, souhaitez-moi bonne chance mes amis. Le ciel est rougissant d’or, le sentier s’ouvre, merveilleux. Ne me demandez pas ce que j’emporte. Je pars en voyage les mains vides et le cœur plein d’attentes ».

Hélie de Saint Marc ou l’estime de soi 3/4  Le masque

Hélie de Saint Marc ou l’estime de soi 3/4

Le masque

 

LE MASQUE

 

Les camps nazis m’ont appris que dans l’existence courante, nous portons tous un masque. Nous jouons la comédie. On se hausse. On se ment… La guerre débarrasse du souci de soi. Hélie de Saint Marc

 

DE L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR

De son éducation, Hélie de Saint Marc a reçu une vision du monde propre et ordonnée. Mais dans le dépouillement du camp de concentration, c’est le choc. « La lâcheté, l’égoïsme, la délation parfois, se trouvaient chez ceux où je m’attendais le moins à les trouver », tandis que « la générosité, le courage se trouvaient là où, selon les critères de mon enfance, ils n’auraient pas dû exister ». Il ne cessera dès lors de fustiger les apparences sociales et cette vaste comédie humaine qui nous fait jouer un rôle. De cette échappée de l’autre côté du miroir des choses et des êtres, il distingue et dénonce l’absurdité courante qui nous fait préférer l’apparence à l’essentiel. « Nous portons tous notre caricature. Il suffit de quelques jours à peine pour que le masque tombe à terre ». Ajoutant : « Il faut sans doute être passé par l’épreuve du dénuement total pour s’apercevoir à quel point les apparences sociales s’évanouissent dès que l’essentiel est en cause ».

Le masque nous colle à la peau. Comme si une fragilité intrinsèque à la nature humaine portait à se faire passer pour quelqu’un que l’on n’est pas et à s’auto-caricaturer. En ce sens, l’étymologie du nom « personne » est interpellante : la persona désigne en latin le masque que mettaient les acteurs de théâtre dans l’Antiquité pour exprimer l’archétype d’un caractère de façon à le rendre prévisible.

Mais d’où vient cette fragilité qui nous pousse à sortir masqué ?  Un modèle allégorique peut aider à repérer cette tension intérieure entre nos différentes « identités » (je reprends ici l’analyse de François Délivré dans Le métier de coach) que Carlo Moïso appelle le Crapaud et le Prince. Le Prince désigne notre identité profonde, faite de désirs et de relations, forte de toutes ses potentialités. Le Crapaud désigne notre identité blessée, siège de toutes nos croyances négatives sur nous-mêmes et qui « bondit » malgré nous : « je ne vaux rien », « les gens sont égoïstes », « la vie n’a pas de sens », etc. On repère le crapaud à ce qu’il manipule, passe en force, geint, déprime… Pour se protéger et cacher ce crapaud qui nous fait honte, on élabore un masque qui permet d’être « agréé », de faire bonne figure socialement : le gentil fils, le « brillant », l’altruiste…

Vivre masqué est dangereux pour l’âme : cela revient à grandir à côté de ses racines, faisant naître des tensions psychiques pouvant conduire au mieux à une vie soumise, au pire à des maladies graves (psychosomatisation). 

C’est aussi dangereux pour l’entreprise, avec la croyance encore bien répandue que la sincérité est dangereuse et qu’il faudrait s’efforcer d’y rester le plus neutre possible. Cette posture induit des relations peu constructives ne permettant ni le déploiement des personnes (en tant que sujets en croissance), ni l’optimisation de la performance collective. La qualité des relations entre les membres est en effet la clé de la performance du groupe, nous dit Will Schutz. « Pour qu’une équipe soit performante, il faut qu’elle ose dire ses peurs et ses besoins et qu’elle renonce a priori à avoir raison ». 

Le 1er REP à Alger en avril 1961

L’histoire du Prince et du Crapaud pointe ainsi nos comportements réflexes « non alignés », pour les remplacer par des attitudes responsables, ajustées au réel, libérées des automatismes du masque et du Crapaud, et permettant au Prince de se réaliser. « Quelqu’un qui est dans son Identité Réaliste vit 80% dans le présent, prend 10% de son temps à se souvenir de son passé avec sagesse et sourire, et passe 10% de son temps à prévoir le futur » (F. Délivré).

 

 

LIBÉREZ LE PRINCE ! 

Faire tomber le masque, aligner le « je »  intérieur avec le « je » extérieur impose un travail sur soi. Un travail exigeant, parfois aride, toujours coûteux, mais qui est le prix à payer pour trouver la paix « ontologique » qui demeure quels que soient les aléas extérieurs. Ce travail demande de « décaper en permanence le voile de mensonge que la vie dépose en soi, insensiblement ».

Hélie de Saint Marc nous presse à mettre bas le masque : « Les hommes ressemblent à ces façades qui se dressent de chaque côté de la rue. Elles sont toutes identiques du dehors, mais contiennent tant de mystères, de drames ou de richesses cachées… Nous portons tous un tiroir caché et des ressources insoupçonnées ».

Il nous presse à prendre le chemin intérieur de « ceux qui cherchent non pas à paraître mais à s’élever, ce qui est toute autre chose ». Un chemin qui « passe par la patience et le dénuement », car « la vérité n’est pas toujours dans la lumière ». Un chemin qui passe par une mise à nue du crapaud, en exposant courageusement ses blessures et vulnérabilités, seul moyen de les guérir et d’accéder au Prince. 

Si la personne d’Hélie de Saint Marc suscite autant d’attachement, c’est sûrement que son long regard bleu clair venait directement du cœur. Il ne portait pas de masque. Et percevait d’autant mieux chez d’autres la supercherie et ses conséquences. Il fustige en particulier ceux qui cherchent à attirer la lumière sur soi, mais ce faisant « détruisent toute l’humanité en l’homme ». 

Hélie de Saint Marc - Le masque - Le prince

Il convoque l’être profond, la bonté vraie, qui est son espérance et qu’il a rencontrée là où il s’attendait le moins à la trouver : sous les oripeaux de la pauvreté, du dénuement, de l’abaissement. « Le tunnel fut le pire épisode de ma déportation – et il dura huit mois. Mais, sans ces épreuves supplémentaires partagées avec tous les laissés-pour-compte des camps, des dimensions essentielles de ma vie me seraient restées étrangères. Je n’aurais pas connu d’hommes d’une hauteur insoupçonnée et des formes de courage que je n’ai plus jamais rencontrées. J’ai été témoin d’attitudes hors du commun de la part d’hommes réduits à l’état de squelettes et traités comme des animaux. Cette volonté de rester debout le plus longtemps possible, pour les autres et pour eux-mêmes ». 

Hélie de Saint Marc aurait-il été exempté de l’affreux crapaud ? L’expérience du réel montre que la vie nous apporte très vite son inévitable mesure de blessures. Engendrant d’après Moïso une réaction intrapsychique réflexe : la création du crapaud. Malgré son enfance privilégiée (voir L’appartenance – La construction de l’identité), Hélie de Saint Marc a sûrement dû engendrer un petit crapaud et un petit masque pour le cacher. Mais masque et crapaud ont volé en éclats dès lors qu’il s’est incarné dans sa mission (voir L’action orientée mission), ouvrant alors pleinement ses potentialités. Et déployant les ailes du Prince dont son regard traduit la lumineuse présence. 

L’estime de soi ontologique est le cœur du Prince. Lieu de l’être profond, des talents intacts, des potentialités non bridées, des plus grandes promesses, des parcours les plus audacieux, porteurs de fruits d’éternité. Plus je m’en approche – il s’agit d’un lent et long processus -, plus cette estime ontologique grandit et plus je deviens libre du regard des autres pour exercer mon talent.

La fausse estime de soi est le masque dont je recouvre mon visage. « Nous portons tous notre caricature ». Il me rend fragile face aux diktats et injonctions du monde, soucieux de la reconnaissance externe donnée par le regard de l’autre, soucieux de correspondre à l’avatar social qu’on s’est choisi. Hélie de Saint Marc nous avertit : « Sous la lumière, l’être humain se gonfle et s’épanouit. Il se nourrit du regard d’autrui plus que de lui-même ».

« Par nécessité, les hommes et les femmes que l’Histoire a reniés sont souvent obligés de se tenir à la pointe d’eux-mêmes ». Par nécessité, Hélie de Saint Marc s’est totalement dégagé de la recherche de soi dans le regard de l’autre – qui paradoxalement nous en éloigne – pour devenir très tôt un homme de rupture et entrer dans la singularité de sa personnalité. 

Devenir soi-même induit nécessairement un décalage par rapport au monde, une forme si ce n’est d’anti-conformisme, du moins d’une heureuse non-conformité. Au fond, mettre bas le masque, nous dit Hannah Arrendt, est d’abord une question de courage – qui étymologiquement se situe au niveau du cœur. Etre capable de s’opposer et de dire non. Le courage, vertu du héros par excellence, « libère les hommes de leur souci concernant la vie au bénéfice de la liberté » ; il guérit de la sur-sécurisation (ma santé, mon alimentation, mes distractions, mon épargne, etc.) pour jouer la vie en assumant sa part de risques :

Les honneurs, on le sait, s’achètent avec la fausse monnaie de l’honneur. .. J’ai accepté de tout perdre et j’ai tout perdu. L’honneur est un acte de pauvre. Il suppose le dépouillement.  

Prise d’armes à Ninh-Giang. Le général de Lattre de Tassigny décore le capitaine de Saint Marc après les combats de Ngia-Lô

Lors de l’ouverture de son procès devant le haut tribunal militaire, après le putsch des généraux, il explique les raisons qui l’ont conduit à suivre son supérieur le Général Challe : « Monsieur le président, on peut demander beaucoup à un soldat, en particulier de mourir, c’est son métier. On ne peut lui demander de tricher, de se dédire, de se contredire, de mentir, de se renier, de se parjurer ».

 

LA VIE INTÉRIEURE

Se libérer de la reconnaissance sociale et vivre dans son Prince peut sembler héroïque voire idéaliste. Pourtant, ce petit sentier peut être le nôtre. Il peut être le nôtre d’une unique façon nous dit Martin Heidegger : en agrandissant sa vie intérieure. Il distingue en effet d’un point de vue phénoménologique deux modalités d’être, qui conditionnent la portée de nos actes : le mode quotidien et le mode ontologique. Dans le mode quotidien, c’est la préoccupation du paraître et la conquête du pouvoir qui dominent. Dans le mode ontologique au contraire, c’est la capacité d’émerveillement devant la vie. Le mode ontologique vient dégager l’homme de ce qu’il n’est pas pour l’instaurer dans une modalité solide.

Nous retrouvons là l’essence du leader authentique. Nombreux sont ceux qui pensent être des leaders et ne sont que le pâle reflet des diktats de l’inconscient collectif, des êtres assoiffés de cette reconnaissance qui cherchent à paraître à défaut d’arriver à être. De faux leaders masqués qui s’écroulent lorsque le masque tombe, comme ces stars lorsqu’elles ne sont plus en haut de l’affiche. Il ne peut exister de leadership de surface. Il faut, pour s’affranchir du paraître, rentrer à l’intérieur de soi, goûter patiemment le sens de l’épreuve, et affûter la flèche de sa mission pour libérer le Prince. 

Ainsi à rebours du constat pascalien – « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos dans une chambre », Hélie de Saint Marc est-il capable d’être seul pour « rencontrer la vérité de son destin » : « Je me souviens du Revier de Langenstein (ndlr : mouroir), de la cellule de Tulle et d’une chambre d’hôpital, la nuit. Là, j’ai rencontré la vérité de mon destin. Personne ne m’enlèvera cette peau de chagrin. Car celle-là, au moins, est à moi ». Ainsi peut-il écrire sans trembler, à contre-courant des jugements hâtifs dont il n’a cure : 

Un ami m’a dit un jour : « Tu as fait de mauvais choix, puisque tu as échoué ». Je connais des réussites qui me font vomir. J’ai échoué, mais l’homme au fond de moi a été vivifié ».

La paix ontologique – celle de « savoir demeurer au repos dans une chambre », est le grand critère de cette vie intérieure. Elle se distingue de la paix éphémère procurée par le conformisme. Elle récompense celui qui met en cohérence son trône intérieur avec son action sociale. Elle connaît ses raisons de vivre et de mourir. Elle regarde la mort avec sérénité. Elle éclaire le visage et rayonne doucement.

Un tel leader est nécessairement seul. Entouré, estimé, suivi, mais seul cependant dans sa mission. Cette solitude est difficile, mais elle est la condition pour emprunter le chemin unique de sa mission propre, source des joies les plus authentiques et profondes.

Attention cependant : on pourrait penser que l’authenticité va de pair avec une transparence absolue. Or, il ne s’agit pas d’une injonction au déballement de soi. Hélie de Saint Marc est tout entier pétri d’une ancienne dignité qui, percevant le drame qui se joue en chacun, retient ses lèvres au bord du cœur pour honorer le mystère. Car celui-ci ne se révèle que dans un dévoilement progressif. La lumière crue des néons, en nivelant les ombres et les reliefs, ne permet pas de révéler les profondeurs. Hélie de Saint Marc prône un regard contemplatif, non captatif.

Retrouver une âme contemplative, capable de voir la beauté du désert qui cache un puits quelque part (St Exupéry) ; capable de s’émerveiller encore, d’espérer toujours et malgré les épreuves ; capable de vibrer chaque jour devant le visage ami. C’est sûrement sur le long court de la vie, le plus sûr antidote contre le masque.

Hélie de Saint Marc ou l’estime de soi 2/4  L'action orientée mission

Hélie de Saint Marc ou l’estime de soi 2/4

L'action orientée mission

L’ACTION ORIENTÉE MISSION

 

« Chacun doit trouver au cours de sa vie sa propre vocation, sa mission spécifique, ce qui demande de s’y impliquer de manière concrète et entière ». Victor Frankl

« A l’adolescence j’avais peur que la vie m’installe dans un gros fauteuil confortable et rembourré. Je n’ai pas été déçu… J’ai gardé tout au long de ces années, malgré la violence des temps, les mêmes repères simples : le goût de l’aventure, l’insoumission préférée à la trahison, l’ambition du courage et des chemins de mauvaise terre, l’humilité comme une étoile, la volonté de se tenir à la pointe de soi-même sans jamais y parvenir…» Hélie de Saint Marc.

 

L’ACTION ME FAIT ADVENIR A MOI-MÊME

Des écrits, des paroles et surtout de la vie d’Hélie de Saint Marc se dégage une magnifique ode à l’action. Et plus précisément à l’engagement, où la volonté s’arrime au rêve pour « se hisser à la pointe de soi-même ». 

L’engagement est la condition première du leadership. Hélie de Saint Marc n’a pas attendu que les choses viennent à lui. Il était constamment attentif, aux aguets, prêt à discerner dans les événements des ouvertures vers son idéal. 

« A vingt ans, j’étais déjà un homme de rupture, écrit-il. Lorsque je fais un choix, je n’ai pas pour habitude de m’arrêter en chemin ».

En 1941, dans un pays en débâcle, l’adolescent alors âgé de 19 ans décide de contrevenir à la tradition familiale d’obéissance à l’ordre établi et entre dans le monde de la Résistance. Des actes en apparence anodins : franchir la ligne de démarcation, livrer du courrier, dissimuler des objets… mais pourtant décisifs. C’est dans l’action, en discutant avec son chef de réseau, le colonel Arnould, qu’il prend conscience que « son rejet de l’occupant participait à un mouvement plus vaste, que c’était une attitude de vie, une éthique qui le marquerait toute sa vie ». Il ajoute, reprenant à son compte le célèbre adage : « C’est en résistant que je suis devenu résistant ».  

L’engagement d’Hélie de Saint Marc n’a rien à voir avec un sentiment exalté d’appartenir à une caste particulière, d’être quelqu’un de bien. Il ne s’est pas non plus comparé aux autres : ses études étaient  « laborieuses », son visage n’était  « pas beau » contrairement à des « camarades éblouissants » à la facilité impressionnante et à qui « tout souriait »… « que sont-ils devenus ? ». Il n’a pas non plus passé de test psychométrique pour prendre une voie plutôt qu’une autre. Non. Une soif intérieure plus profonde aimantait son agir et transformait ses doutes en combustible. 

« Je cherchais sans doute à compenser mes faiblesses par un intense désir de vivre et une exigence en toutes choses. […] Plus d’une fois au cours de ma vie, je me suis jeté dans l’action pour ne pas fendre la statue intérieure que j’avais façonnée à l’adolescence, ce modelage de pierre et de plâtre, de choses vues et de chimères qu’ensuite il faut bien faire tenir debout. Car rien ne fut plus tard aussi pur que mes quinze ans l’auraient voulu ».

Notre personnalité n’est pas pur produit du déterminisme telle une épitaphe gravée dans le marbre. Paradoxale « continuité de mouvement et de changement » (Henri Bergson), elle émerge dans le fil de l’histoire, sculptée par le mouvement de notre liberté. L’action, en nous reconfigurant en permanence, est le creuset par lequel elle se révèle. C’est pourquoi il ne peut y avoir d’estime de soi sans action, ou plutôt sans engagement. Notre vie est une œuvre d’art dont nous sommes les artistes, nous dit Bergson, et dont personne ne peut prédire l’originalité singulière avant qu’elle n’advienne. Cette conception de l’être rend à l’homme sa pleine responsabilité, au leader sa pleine capacité d’agir. 

« Notre personnalité pousse, grandit, mûrit sans cesse. Chacun de ses moments est du nouveau qui s’ajoute à ce qui était auparavant. Ce n’est pas seulement du nouveau, mais de l’imprévisible… C’est un moment original d’une non moins originale histoire. […] Même l’artiste n’eût pu prévoir exactement ce que serait le portrait, car le prédire eût été le produire avant qu’il fût produit, hypothèse absurde qui se détruit elle-même. Ainsi pour les moments de notre vie, dont nous sommes les artistes. Chacun d’eux est une espèce de création ». L’Évolution créatrice, H. Bergson.

Entrer dans l’action suppose de quitter le fantasme d’un moi imaginaire pour mesurer son talent à la réalité. Car l’action, en nous inscrivant dans une relation rétroactive avec la nature et avec l’autre, déplace nos frontières intérieures et nos chemins creux d’enfance. Il y a toujours en effet une idéalisation originelle que l’action vient rectifier pour faire entrer dans le tragique de l’existence, clair-obscur de joies et de douleurs, inconnu qui dépasse notre entendement et nos prévisions. (cf L’appartenance – La construction de l’identité)

Dans ce mouvement cathartique, loin du « gros fauteuil confortable et rembourré », le risque est omniprésent mais néanmoins nécessaire pour avancer. La souffrance et les blessures deviennent des compagnes du quotidien. 

« Je voudrais expliquer aux jeunes comment les valeurs de l’engagement ont été la clé de voûte de mon existence, comment je me suis brûlé à elles, et comment elles m’ont porté ». écrit Hélie de Saint Marc. « Consumez votre vie », intime Nietzsche.

Il est plus facile de ne pas oser, de rester à quai. Puis de s’autojustifier avec un « si seulement » de résignation, ou un « ils ne comprennent rien » de dédain, qui bloque toute possibilité de croissance. Dans les deux cas, on reste à quai, coincé dans ses rêves. 

Si l’action nous façonne, nous devons assumer le paradoxe de changer constamment pour rester fidèle à soi. Sinon, le risque est grand de tomber dans une caricature qui deviendrait peu à peu notre prison (voir Le masque).

 

 

UN IDÉAL CONCRET DE L’EFFORT ET DU DÉPASSEMENT

« J’ai toujours préféré entre plusieurs chemins le plus escarpé. L’homme, à condition de le vouloir, peut être toujours plus grand qu’il n’est. Les hommes sont comme du cristal. Ils deviennent transparents quand on ajoute du plomb au verre d’origine »

L’idéal que nous propose Hélie de Saint Marc a quelque chose de désarçonnant : il n’est pas quête de l’utopie (ou-topia en grec : lieu qui n’est pas) à la poursuite d’un bien absolu jamais atteignable ; il n’est pas non plus recherche du bonheur et d’épanouissement individuel. A vrai dire, il est difficile de dire spécifiquement ce qu’il poursuit dans l’action. Le moteur même se trouve dans ce qu’il ne connaît pas. Loin du va-t-en-guerre idéologue souhaitant plier le monde à ses schémas, c’est l’action d’un être humble et prompt à l’émerveillement, recherchant dans la nature et dans les êtres un écho aux aspirations de son âme. L’esprit ardent et soucieux de s’engager totalement dans la pente de son coeur, il délaisse la France de la reconstruction économique d’après-guerre, il délaisse les débats estudiantins sur l’existentialisme et le communisme. Après la Résistance et la déportation, il opte de nouveau pour  « l’ambition du courage et des chemins de mauvaise terre » en se tournant à 23 ans vers l’Asie et la Légion étrangère. Là-bas, l’action épouse la contemplation et dilate tout son être :

« Les paysages nous attirent dans la mesure où ils sont le miroir de notre perception intérieure. Je me retrouvais au Vietnam dans un élément à la hauteur de mes émotions. […] Les montagnes du Tonkin étaient un livre ouvert dans lequel je cherchais à comprendre le sens de la condition humaine ». 

Nous cherchons tous à être pleinement ce que nous sommes et à accomplir notre vie, mais le paradoxe est que nous ne savons pas vraiment qui nous sommes ni ce que nous recherchons. Nous poursuivons un but inconnu, toujours devant nous, jamais atteint. Dans ce contexte, Hélie de Saint Marc propose un idéal concret du dépassement, à la portée de tous, qui consiste à « aller au devant de quelque chose », à « lutter contre des forces adverses », à « vaincre des résistances ». Préférer entre plusieurs chemins le plus escarpé, c’est cela qui grandit l’homme : 

« L’homme, à condition de le vouloir, peut être toujours plus grand qu’il n’est. Les hommes sont comme du cristal. Ils deviennent transparents quand on ajoute du plomb au verre d’origine ».

Il a conscience d’agir à la fois pour et contre lui-même. 

« Le premier ennemi que j’eus à combattre, ce fut moi. Par la force, j’ai appris peu à peu à conquérir une seconde nature, à devenir plus dur, plus rigoureux, en me lançant des défis que j’étais seul à connaître. Je m’habituais de la sorte à me hisser au-delà de moi-même ». 

Ainsi le leader est-il comme le Banyan de Paul Claudel, monstre végétal tout entier dans l’effort : « D’un lent allongement le monstre qui hâle se tend et travaille dans toutes les attitudes de l’effort, si dur que la rude écorce éclate et que les muscles lui sortent de la peau. C’est un nœud de pythons, c’est une hydre de la terre tenace qui s’arrache avec acharnement ». S’arracher à la terre dans un effort tendu vers un but incertain, qu’importe ! Car dans la trajectoire d’une vie, le chemin compte peut-être davantage que le but. Avant de devenir chef de file, il faut commencer par devenir leader de soi-même. Il faut avoir à la fois du courage et de l’audace. Le courage de traverser la peur, et l’audace d’aller vers ce que je ne connais pas. 

C’est peut-être la plus grande leçon qu’Hélie de Saint Marc nous enseigne : la vie s’accomplit dans quelque chose de plus grand que la quête du bonheur. L’Histoire a été faite par des hommes qui n’ont pas cherché un bonheur entendu comme satisfaction individuelle, mais qui poursuivaient une forme de quête supérieure et insatiable.  

Ainsi, l’estime de soi apparaît lorsque l’on est capable de se confronter à ses limites et de les repousser plus loin. Dans ce dilatement de l’être, où « ce que je suis »  se rapproche de « ce que je veux être », certes avec son lot d’épreuves et de souffrance, se libère l’être profond.

 

 

A LA RECHERCHE DU SENS

L’action débridée, l’action pour elle-même ne compte pas. Elle est tout juste un trou d’air ou une fuite en avant. Il ne s’agit pas de faire beaucoup, mais plutôt de trouver le sens de sa mission qui se révèle peu à peu, en entrant dans l’action. Il importe de se mettre en quête et de trouver cette « musique en soi pour faire danser le monde » (Friedrich Nietzsche).

Deux vertus – au sens aristotélicien – sont nécessaires pour participer à cette danse : l’humilité et la magnanimité.

L’engagement véritable se fonde sur l’humilité véritable (de l’humus en latin, la terre), celle de reconnaître le talent reçu au berceau – l’orgueil au contraire cherchant à se croire plus grand qu’on n’est. Hélie de Saint Marc a cette humilité qui n’est pas enfouissement du talent, mais son jaillissement audacieux. « Ce n’est pas moi qui me crée moi-même : j’adviens plutôt à moi-même », écrit ainsi Carl Gustav Jung dans Les racines de la conscience.

Mais l’humilité ne suffit pas pour danser. Il faut aussi la vertu de magnanimité – le désir des grandes choses – pour orienter le déploiement du talent vers un idéal de grandeur et de confiance en l’homme. Le leader magnanime transforme les promesses de ses potentialités en résultats inspirants pour les autres. Au point de continuer à vivre bien après sa mort. Ce vide dans son sillage qui prend un goût d’éternité, parle encore davantage que sa discrète présence. 

L’estime de soi ontologique est ainsi la résultante d’une action : celle d’accomplir sa mission. « Chacun de nous est dépositaire d’une mission qu’il se doit de connaître » affirme Victor Frankl. Une mission reconnaissable « à ce qu’elle pèse en toi », complète Saint-Exupéry. Une mission qui s’inscrit toujours dans une relation d’aide aux autres, en conformité avec ce qu’il y a de plus grand en nous.

Notre mission propre se dévoile dans le temps, et exige de nous effort et vigilance. Car nous sommes constamment pris entre deux polarités : la réalité des préoccupations immédiates et sensibles, et l’idéal à réaliser, qui nous invite au quotidien à choisir et à nous dépasser. L’enfant intérieur qu’évoque souvent Hélie de Saint Marc est peut-être le regard attentif que nous devons porter à notre soif d’absolu enfouie sous les préoccupations quotidiennes. Nous pouvons nous questionner comme lui : « lui ai-je été fidèle ? ». Plus la soif est grande nous dit-il, plus l’objectif est élevé, et plus les actions coûtent. 

Notre désir profond peut être étouffé par des croyances limitantes, par nos représentations parfois aliénantes, souvent trop étroites. Parfois, nous faisons « comme si », car le sentiment d’être inutile, ridicule ou insignifiant nous bride et nous empêche de nous réaliser :  « Je n’ai rien fait de passable en ce monde qui ne m’ait d’abord paru inutile, inutile jusqu’au ridicule, inutile jusqu’au dégoût. Le démon de mon cœur s’appelle : A quoi bon? » Georges Bernanos.

Ainsi polarisée entre l’humilité et la magnanimité, cette amitié avec nous-même est le fil d’Ariane qui relie l’enfant et le vieillard, l’enfant qui a tout reçu et le vieillard qui a tout donné, en déposant au passage et pour la postérité, le génie de sa contribution propre. Lorsque la dernière heure approche, l’âme se pose toujours avec anxiété cette question ultime : ai-je vraiment tout donné ? Cette inquiétude nous renseigne sur l’économie à adopter au long du chemin. D’une manière ou d’une autre, il faut tout donner. La paix ontologique, la pacification de notre être est à ce prix.

Aux jeunes de 20 ans, Hélie de Saint Marc dévoile ce fil rouge exigeant du don :

« Tout se conquiert, tout se mérite.
Si rien n’est sacrifié, rien n’est obtenu ». 

Un fil rouge tissé depuis l’enfance jusqu’au vieillard, qui fait la beauté du chemin parcouru, qui est aussi « l’honneur de vivre » :

« De toutes les vertus,
la plus importante me paraît être le courage, les courages,
et surtout celui dont on ne parle pas
et qui consiste à être fidèle à ses rêves de jeunesse.
Et pratiquer ce courage, ces courages,
c’est peut-être cela
L’Honneur de Vivre ».

Hélie de Saint Marc ou l’estime de soi 1/4  L’appartenance - La construction de l’identité

Hélie de Saint Marc ou l’estime de soi 1/4

L’appartenance - La construction de l’identité

L’APPARTENANCE – LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ

 

AVANT-PROPOS – L’ESTIME DE SOI

L’estime de soi est à la mode. Parfois considérée comme un sentiment, passager et changeant, pouvant frayer avec le narcissisme… c’est bien davantage l’estime de soi ontologique qui nous intéresse ici : cette amitié avec soi qui luit dans les abysses de notre être et le maintient debout. Bien loin d’un sentiment passager, dépassant largement la question de la confiance en soi, elle est non pas une quête, mais une boussole toujours à ajuster dans le kaléidoscope des événements qui se pourchassent et forment l’écheveau de notre vie.

L’estime de soi est l’écart entre la personne que je souhaiterais être et celle que je ne veux pas être nous dit Will Schutz, psychologue américain du XXe siècle. Plus l’on se rapproche de notre idéal, et plus l’estime de soi grandit. Schutz l’envisage en trois composantes : l’appartenance (se reconnaître comme important), le contrôle ou l’influence (se reconnaître comme compétent), et l’ouverture (se reconnaître comme aimable). Nous y ajouterons une 4e dans notre développement : la résilience.

Résistant, officier et écrivain, ayant « tout vécu », Hélie de Saint Marc est un exemple merveilleux pour éclairer la question de l’estime de soi. Une vie intense comme un roman, où les pages les plus glorieuses succèdent aux plus amères. Une vie non-linéaire, chaotique, détournée du bonheur facile. Confrontée aux plus grandes adversités qui peuplent le tragique de nos vies. A travers la grande humiliation des camps, les angoisses du chef de guerre, l’opprobre et la prison, cet homme hors-normes est allé puiser son estime de soi dans des régions intérieures généralement inexplorées. Il a mené une vie généreuse, une vie jusqu’au bout, une vie tragique et incroyablement inspirante.

Le déploiement si étonnamment complet de son leadership ne s’est fait que grâce à cette boussole intérieure, cette confiance supérieure qui l’a conduit à l’excellence. « On ne fait rien de juste par haine de soi » écrit-il dans L’Aventure et l’Espérance.

Ne nous y trompons pas. Ce n’est pas la quête du bonheur qui a fait grandir son estime de soi. Mais bien davantage l’audace de jouer sa propre partition, au mépris d’une vie « conforme ». Une prise de risque qui est la grande condition pour repousser les limites psychologiques et « se hisser à la pointe de soi-même ». (cf L’action orientée mission)

BIOGRAPHIE BRÈVE
Né au sein d’une famille de l’ancienne bourgeoisie périgourdine, Hélie de Saint Marc entre dans la Résistance à l’âge de dix-neuf ans. Arrêté à la suite d’une dénonciation, il est envoyé au camp de concentration de Langenstein où la mortalité dépasse les 90 %. Il frôle la mort à deux reprises. Lorsque le camp est libéré par les Américains, Hélie de Saint Marc gît inconscient dans la baraque des mourants. Il a perdu la mémoire et oublié jusqu’à son propre nom. Il est parmi les trente survivants d’un convoi qui comportait plus de 1 000 déportés.

Il part en Indochine française en 1948 avec la Légion étrangère, où il vit comme les partisans vietnamiens, apprend leur langue et parle de longues heures avec les prisonniers viêt-minh pour comprendre leurs motivations et leur manière de se battre. Sur ordre du haut-commandement, il est contraint de partir en abandonnant les populations autochtones qu’il avait apprivoisées. « Nous les avons abandonnés », écrira-t-il avec angoisse. Il appelle ce souvenir (les coups de crosse sur les doigts de leurs alliés cherchant à monter dans leurs trucks) sa blessure jaune et restera très marqué par l’abandon de ses partisans vietnamiens.

En avril 1961, il participe au putsch des généraux à Alger contre l’ordre du Général de Gaulle. La tentative de coup d’État échoue et Hélie de Saint Marc se constitue prisonnier.

Il expliquera devant le Haut Tribunal militaire que sa décision de basculer dans l’illégalité était essentiellement motivée par la volonté de ne pas abandonner les harkis, recrutés par l’armée française pour lutter contre le FLN, et ne pas revivre ainsi sa douloureuse expérience indochinoise. Hélie de Saint Marc est condamné à dix ans de réclusion criminelle. Il passe cinq ans dans la prison de Tulle avant d’être amnistié par le général de Gaulle, puis libéré.

L’Histoire paiera sa dette : Légion d’Honneur, conférences internationales, publications… Il s’imposera  comme une référence morale.

Il meurt en 2013 parmi les vieux oliviers de Provence, amoindri par la maladie et le corps qui s’effrite mais ne cédant rien à l’obscurité, dans ce temps suspendu où ne reste plus que l’essentiel, pétri encore et toujours de questionnements mais continuant à choisir “le mystère plutôt que l’absurde”.

Enfance dans le Périgord

 

 

L’APPARTENANCE – LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ

On ne se mesure pas soi-même pour se donner sa propre valeur. On ne prend pas, comme ces habiles couturières aux mains de reine, un mètre pour dire si l’on juge aimable le vêtement que nous sommes et s’il nous convient. Comment pourrions-nous, nous qui ne voyons même pas notre propre visage ? Non. Nous naissons un jour d’une relation, par une relation, et ceci pour toute notre vie. Notre identité est relations, ou n’est pas. C’est la raison pour laquelle notre regard sur nous-même est conditionné, construit, inhérent à nos appartenances relationnelles. 

Chacun de nous se façonne par les relations. On commence par se recevoir, s’apprécier et se mesurer dans l’appartenance à une famille, un milieu, une communauté, un pays. Nos appartenances multiples sont la fabrique de nos identités tout aussi multiples. Et de ces liens d’appartenance plus ou moins tendus, plus ou moins blessés – car l’histoire nous enseigne que rien n’est jamais parfait, nous produisons alors pour ainsi dire de l’estime de soi, combustible essentiel de nos petites et grandes réalisations. L’enfance prend une place toute particulière dans cette construction. 

Décembre 1951, route D’Hoa Binh, pendant la bataille de la Rivière

« On est de son enfance comme on est d’un pays », écrit Antoine de Saint-Exupéry. 

Se sentir dès l’enfance appartenir à une famille et à une terre, se sentir aimé inconditionnellement : voilà ce qui crée la conscience instinctive d’une harmonie subtile entre soi, les autres et le monde. Cette conscience inextinguible d’avoir une place qui nous est réservée comme une évidence, peu importent les qualités reçues. Cette conscience qui vient allumer naturellement la flamme de l’estime de soi. C’est l’expérience vécue par Hélie de Saint Marc, né « du bon côté de la barrière ». Dans l’innocence de l’âge, enveloppé de l’amour familial et les sens gorgés de la lumière douce du Périgord, il a pris tout de suite la mesure de son être – ce qui  pour d’autres peut prendre toute une vie. Sa stature d’homme a planté là ses racines. Il y viendra puiser la vitalité de son engagement, prêt aux plus grands sacrifices. Là se situe ce que j’appellerai son trône ontologique.

Dans l’innommable des camps de concentration, affamé et condamné à obéir comme un chien à ses impitoyables gardiens, c’est cette vie silencieuse qui veillait en lui, qui veillait sur lui, cette vie qui n’appartenait à personne, éclairée de ces visages qui, croyait-il, « l’aimaient et qui l’attendaient » : « Le visage de ma mère, le soir, penché sur mon lit d’enfant ; mon père, debout dans son bureau de travail ». De ces liens il a tiré la force, non dans une énergie de résistance défensive, mais dans la viridité de la sève et des racines profondes.  

Plus tard encore, une fois l’horreur finie mais toujours tapie au creux de ses nuits, il affirme : « Si, malgré les cauchemars et les blessures irrémédiables, j’ai pu renouer avec la vie, c’est grâce à mon enfance. Mon enfance veillait en moi ». 

Le regard et le cœur d’adulte puis de vieil homme, taillés par les années de braise, n’ont cessé de se pencher sur le petit être qu’il était pour venir puiser ce mélange de douceur et d’intransigeance qui n’appartient qu’à l’enfance. Car s’estimer, c’est avant tout être fidèle à son enfant intérieur :  « Quand la tentation du découragement plane, comme un aigle qui tourne autour de sa proie en cercles rapprochés, […] c’est alors que l’on se tourne vers cet enfant que l’on a été, débordant d’un appétit de vivre que rien ne semblait pouvoir rassasier, grave de la gravité de la vie. […] Surtout, pense-t-on en soi-même, faites que je ne le déçoive pas ! ». 

Pour autant, il serait faux de croire que l’estime de soi – ontologique – serait réservée à une élite à l’enfance dorée, aux images d’Epinal de tendresses maternelles aux parfums idylliques.  Certes, les halos qui enveloppent nos berceaux sont plus ou moins évidents selon les histoires, et certains semblent plus chanceux qui ne sont pas plus méritants. Pour autant, les traits de caractère, des éléments d’opportunité que la vie nous offre, les constructions en « réaction à »… sont des ressorts également puissants pour construire son trône intérieur sur d’autres brisées, peut-être plus tardives mais aussi plus volontaires et décisives. Mystérieusement, des ouvertures apparaissent toujours sur le parcours d’une vie, si toutefois l’on est disposé à les voir.

Nous croyons souvent pouvoir fonctionner dans une auto-référentialité, construire notre identité ex nihilo. Or, celle-ci commence par se recevoir, de ceux qui nous précèdent et de ceux que nous avons choisis. Il nous faut pour cela identifier nos référents intérieurs, ces êtres qui nous habitent comme à notre insu, nourrissent notre estime ontologique et dorment dans nos plus petites décisions. Ils se reflètent dans notre âme, nous apportant tour à tour douceur et noblesse, consolation et appétit de vivre. Hélie de Saint Marc en a une conscience aigüe : 

« Mes filles me trouvent souvent absent, lointain. Elles m’imaginent enfermé dans le souvenir des aventures que j’ai vécues. Elles se trompent. Je suis bien plus proche d’elles qu’elles ne l’imaginent. Je suis l’une des sources de leur existence. Je suis une part de ce qu’elles vivent, un morceau de leur bonheur, un accent de leur rire, mais aussi un chapitre de leurs souffrances et une présence dans leurs épreuves. Chaque jour, une ombre les accompagne, se réjouit pour elles ou pleure en silence. Seules la pudeur et cette émotion que l’on craint et qui monte parfois sans prévenir avec le poids des ans me retiennent de le leur dire ». Les sentinelles du soir.

On ne sait pas ce que l’on perd à ignorer cette solidarité invisible qui nous relie les uns aux autres. Mais aujourd’hui bien souvent, l’eau est amère à boire, et « les liens d’amour qui nouent l’homme d’aujourd’hui aux êtres comme aux choses sont si peu tendus, si peu denses que l’homme ne sent plus l’absence comme autrefois » (Antoine de Saint-Exupéry). 

Une grande tentation est d’espérer remplir le réservoir d’estime de soi par du savoir et de la compétence. Mais on se perd ainsi. Il ne s’agit pas de se reconnaître des qualités exceptionnelles et brillantes, mais de retrouver la grâce de la confiance relationnelle. La relation de confiance, en ce qu’elle est regard aimant et désintéressé, est l’alpha et l’oméga de l’estime de soi. Contrairement à la compétence qui peut intéresser pour son bien propre, l’estime de soi ontologique ne s’édifie qu’à partir de relations authentiques marquées de la gratuité. La conscience de notre valeur n’est pas conditionnée par les échecs et les réussites comme on voudrait le croire.

Ainsi, le sentiment d’appartenance est primordial dans la construction de l’identité.  « Ce sont les différentes appartenances qui nous construisent. Multiples et différenciées, elles ouvrent à des grammaires comportementales riches et à une sécurité ontologique stable ». La Logique de l’acouphène, A. Bornens et N. Mathieu.

A son niveau, l’entreprise peut permettre le développement de l’estime de soi : elle peut développer une culture vertueuse autour du sentiment d’appartenance, en partant de la reconnaissance que je reçois de mes pairs, mes collaborateurs ou mes supérieurs hiérarchiques. Non seulement elle peut, mais il est dans son intérêt d’offrir un tel paradigme à ses employés, gage des meilleures performances individuelles et collectives nous dit Schutz. Cependant, il serait dangereux de trop miser sur elle pour développer son estime de soi. Mieux : plus l’on est capable de développer son estime de soi en dehors, plus l’entreprise est dispensée de jouer le rôle de « parent nourricier » qui peut aller à l’encontre de la responsabilisation. 

L’appartenance n’est pas cependant l’horizon de nos vies : notre construction identitaire – et nos dynamiques relationnelles – pourraient devenir mortifères si elles trouvaient leur fin dans l’appartenance. Paradoxes de nos existences. L’appartenance est la pierre d’angle de l’estime de soi, mais on ne saurait s’y réduire au risque de n’exister qu’à travers le regard de l’autre, dans des relations fusionnelles où les contours personnels seraient gommés. Au contraire, appartenant au monde du multiple et du complexe, nos êtres ne se fondent et ne peuvent se déterminer dans aucun système. Chacun de nous est « signification sans contexte » nous dit Lévinas :  « Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. (…) Toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi ». Ethique et Infini. 

Cela suppose en tous cas d’entrer dans sa singularité aux multiples visages, d’assumer que cohabitent en nous des contraires, d’habiter notre complexité à travers nos ambivalences. Dans mon regard où s’enlise la lumière, dans le puits sans fond de mes pensées épousant plus ou moins docilement la courbe de mes ressentis, on aurait l’impression que gît non pas une, mais des personnes ; non pas une conscience, mais des milliers de moments particuliers qui se réfractent et s’impriment à ma pupille, de ces milliers de personnes que j’ai rencontrées, de ces expériences que j’ai vécues ou rêvées, de ces lieux que j’ai touchés, sentis ou contemplés. Pourtant, dans ce kaléidoscope de pensées et d’émotions, existe une constante : notre « moi qui dure », ce noyau qui perdure. Bergson va jusqu’à dire que « nous ne pouvons sympathiser intellectuellement, ou plutôt spirituellement, avec aucune autre chose. Mais nous sympathisons sûrement avec nous-mêmes ».

S’habiter comme un mystère qui dépasse notre regard. Voilà sûrement l’assise fondamentale qu’il nous faut retrouver. Posée au-dessus, la pierre angulaire de l’appartenance vient puiser au quotidien une infinité de possibilités. Et nous rend ainsi la liberté d’avancer sur un chemin personnel et inspirant.