L’APPARTENANCE – LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ
AVANT-PROPOS – L’ESTIME DE SOI
L’estime de soi est à la mode. Parfois considérée comme un sentiment, passager et changeant, pouvant frayer avec le narcissisme… c’est bien davantage l’estime de soi ontologique qui nous intéresse ici : cette amitié avec soi qui luit dans les abysses de notre être et le maintient debout. Bien loin d’un sentiment passager, dépassant largement la question de la confiance en soi, elle est non pas une quête, mais une boussole toujours à ajuster dans le kaléidoscope des événements qui se pourchassent et forment l’écheveau de notre vie.
L’estime de soi est l’écart entre la personne que je souhaiterais être et celle que je ne veux pas être nous dit Will Schutz, psychologue américain du XXe siècle. Plus l’on se rapproche de notre idéal, et plus l’estime de soi grandit. Schutz l’envisage en trois composantes : l’appartenance (se reconnaître comme important), le contrôle ou l’influence (se reconnaître comme compétent), et l’ouverture (se reconnaître comme aimable). Nous y ajouterons une 4e dans notre développement : la résilience.
Résistant, officier et écrivain, ayant « tout vécu », Hélie de Saint Marc est un exemple merveilleux pour éclairer la question de l’estime de soi. Une vie intense comme un roman, où les pages les plus glorieuses succèdent aux plus amères. Une vie non-linéaire, chaotique, détournée du bonheur facile. Confrontée aux plus grandes adversités qui peuplent le tragique de nos vies. A travers la grande humiliation des camps, les angoisses du chef de guerre, l’opprobre et la prison, cet homme hors-normes est allé puiser son estime de soi dans des régions intérieures généralement inexplorées. Il a mené une vie généreuse, une vie jusqu’au bout, une vie tragique et incroyablement inspirante.
Le déploiement si étonnamment complet de son leadership ne s’est fait que grâce à cette boussole intérieure, cette confiance supérieure qui l’a conduit à l’excellence. « On ne fait rien de juste par haine de soi » écrit-il dans L’Aventure et l’Espérance.
Ne nous y trompons pas. Ce n’est pas la quête du bonheur qui a fait grandir son estime de soi. Mais bien davantage l’audace de jouer sa propre partition, au mépris d’une vie « conforme ». Une prise de risque qui est la grande condition pour repousser les limites psychologiques et « se hisser à la pointe de soi-même ». (cf L’action orientée mission)
Enfance dans le Périgord
L’APPARTENANCE – LA CONSTRUCTION DE L’IDENTITÉ
On ne se mesure pas soi-même pour se donner sa propre valeur. On ne prend pas, comme ces habiles couturières aux mains de reine, un mètre pour dire si l’on juge aimable le vêtement que nous sommes et s’il nous convient. Comment pourrions-nous, nous qui ne voyons même pas notre propre visage ? Non. Nous naissons un jour d’une relation, par une relation, et ceci pour toute notre vie. Notre identité est relations, ou n’est pas. C’est la raison pour laquelle notre regard sur nous-même est conditionné, construit, inhérent à nos appartenances relationnelles.
Chacun de nous se façonne par les relations. On commence par se recevoir, s’apprécier et se mesurer dans l’appartenance à une famille, un milieu, une communauté, un pays. Nos appartenances multiples sont la fabrique de nos identités tout aussi multiples. Et de ces liens d’appartenance plus ou moins tendus, plus ou moins blessés – car l’histoire nous enseigne que rien n’est jamais parfait, nous produisons alors pour ainsi dire de l’estime de soi, combustible essentiel de nos petites et grandes réalisations. L’enfance prend une place toute particulière dans cette construction.
Décembre 1951, route D’Hoa Binh, pendant la bataille de la Rivière
« On est de son enfance comme on est d’un pays », écrit Antoine de Saint-Exupéry.
Se sentir dès l’enfance appartenir à une famille et à une terre, se sentir aimé inconditionnellement : voilà ce qui crée la conscience instinctive d’une harmonie subtile entre soi, les autres et le monde. Cette conscience inextinguible d’avoir une place qui nous est réservée comme une évidence, peu importent les qualités reçues. Cette conscience qui vient allumer naturellement la flamme de l’estime de soi. C’est l’expérience vécue par Hélie de Saint Marc, né « du bon côté de la barrière ». Dans l’innocence de l’âge, enveloppé de l’amour familial et les sens gorgés de la lumière douce du Périgord, il a pris tout de suite la mesure de son être – ce qui pour d’autres peut prendre toute une vie. Sa stature d’homme a planté là ses racines. Il y viendra puiser la vitalité de son engagement, prêt aux plus grands sacrifices. Là se situe ce que j’appellerai son trône ontologique.
Dans l’innommable des camps de concentration, affamé et condamné à obéir comme un chien à ses impitoyables gardiens, c’est cette vie silencieuse qui veillait en lui, qui veillait sur lui, cette vie qui n’appartenait à personne, éclairée de ces visages qui, croyait-il, « l’aimaient et qui l’attendaient » : « Le visage de ma mère, le soir, penché sur mon lit d’enfant ; mon père, debout dans son bureau de travail ». De ces liens il a tiré la force, non dans une énergie de résistance défensive, mais dans la viridité de la sève et des racines profondes.
Plus tard encore, une fois l’horreur finie mais toujours tapie au creux de ses nuits, il affirme : « Si, malgré les cauchemars et les blessures irrémédiables, j’ai pu renouer avec la vie, c’est grâce à mon enfance. Mon enfance veillait en moi ».
Le regard et le cœur d’adulte puis de vieil homme, taillés par les années de braise, n’ont cessé de se pencher sur le petit être qu’il était pour venir puiser ce mélange de douceur et d’intransigeance qui n’appartient qu’à l’enfance. Car s’estimer, c’est avant tout être fidèle à son enfant intérieur : « Quand la tentation du découragement plane, comme un aigle qui tourne autour de sa proie en cercles rapprochés, […] c’est alors que l’on se tourne vers cet enfant que l’on a été, débordant d’un appétit de vivre que rien ne semblait pouvoir rassasier, grave de la gravité de la vie. […] Surtout, pense-t-on en soi-même, faites que je ne le déçoive pas ! ».
Pour autant, il serait faux de croire que l’estime de soi – ontologique – serait réservée à une élite à l’enfance dorée, aux images d’Epinal de tendresses maternelles aux parfums idylliques. Certes, les halos qui enveloppent nos berceaux sont plus ou moins évidents selon les histoires, et certains semblent plus chanceux qui ne sont pas plus méritants. Pour autant, les traits de caractère, des éléments d’opportunité que la vie nous offre, les constructions en « réaction à »… sont des ressorts également puissants pour construire son trône intérieur sur d’autres brisées, peut-être plus tardives mais aussi plus volontaires et décisives. Mystérieusement, des ouvertures apparaissent toujours sur le parcours d’une vie, si toutefois l’on est disposé à les voir.
Nous croyons souvent pouvoir fonctionner dans une auto-référentialité, construire notre identité ex nihilo. Or, celle-ci commence par se recevoir, de ceux qui nous précèdent et de ceux que nous avons choisis. Il nous faut pour cela identifier nos référents intérieurs, ces êtres qui nous habitent comme à notre insu, nourrissent notre estime ontologique et dorment dans nos plus petites décisions. Ils se reflètent dans notre âme, nous apportant tour à tour douceur et noblesse, consolation et appétit de vivre. Hélie de Saint Marc en a une conscience aigüe :
« Mes filles me trouvent souvent absent, lointain. Elles m’imaginent enfermé dans le souvenir des aventures que j’ai vécues. Elles se trompent. Je suis bien plus proche d’elles qu’elles ne l’imaginent. Je suis l’une des sources de leur existence. Je suis une part de ce qu’elles vivent, un morceau de leur bonheur, un accent de leur rire, mais aussi un chapitre de leurs souffrances et une présence dans leurs épreuves. Chaque jour, une ombre les accompagne, se réjouit pour elles ou pleure en silence. Seules la pudeur et cette émotion que l’on craint et qui monte parfois sans prévenir avec le poids des ans me retiennent de le leur dire ». Les sentinelles du soir.
On ne sait pas ce que l’on perd à ignorer cette solidarité invisible qui nous relie les uns aux autres. Mais aujourd’hui bien souvent, l’eau est amère à boire, et « les liens d’amour qui nouent l’homme d’aujourd’hui aux êtres comme aux choses sont si peu tendus, si peu denses que l’homme ne sent plus l’absence comme autrefois » (Antoine de Saint-Exupéry).
Une grande tentation est d’espérer remplir le réservoir d’estime de soi par du savoir et de la compétence. Mais on se perd ainsi. Il ne s’agit pas de se reconnaître des qualités exceptionnelles et brillantes, mais de retrouver la grâce de la confiance relationnelle. La relation de confiance, en ce qu’elle est regard aimant et désintéressé, est l’alpha et l’oméga de l’estime de soi. Contrairement à la compétence qui peut intéresser pour son bien propre, l’estime de soi ontologique ne s’édifie qu’à partir de relations authentiques marquées de la gratuité. La conscience de notre valeur n’est pas conditionnée par les échecs et les réussites comme on voudrait le croire.
Ainsi, le sentiment d’appartenance est primordial dans la construction de l’identité. « Ce sont les différentes appartenances qui nous construisent. Multiples et différenciées, elles ouvrent à des grammaires comportementales riches et à une sécurité ontologique stable ». La Logique de l’acouphène, A. Bornens et N. Mathieu.
A son niveau, l’entreprise peut permettre le développement de l’estime de soi : elle peut développer une culture vertueuse autour du sentiment d’appartenance, en partant de la reconnaissance que je reçois de mes pairs, mes collaborateurs ou mes supérieurs hiérarchiques. Non seulement elle peut, mais il est dans son intérêt d’offrir un tel paradigme à ses employés, gage des meilleures performances individuelles et collectives nous dit Schutz. Cependant, il serait dangereux de trop miser sur elle pour développer son estime de soi. Mieux : plus l’on est capable de développer son estime de soi en dehors, plus l’entreprise est dispensée de jouer le rôle de « parent nourricier » qui peut aller à l’encontre de la responsabilisation.
L’appartenance n’est pas cependant l’horizon de nos vies : notre construction identitaire – et nos dynamiques relationnelles – pourraient devenir mortifères si elles trouvaient leur fin dans l’appartenance. Paradoxes de nos existences. L’appartenance est la pierre d’angle de l’estime de soi, mais on ne saurait s’y réduire au risque de n’exister qu’à travers le regard de l’autre, dans des relations fusionnelles où les contours personnels seraient gommés. Au contraire, appartenant au monde du multiple et du complexe, nos êtres ne se fondent et ne peuvent se déterminer dans aucun système. Chacun de nous est « signification sans contexte » nous dit Lévinas : « Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. (…) Toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi ». Ethique et Infini.
Cela suppose en tous cas d’entrer dans sa singularité aux multiples visages, d’assumer que cohabitent en nous des contraires, d’habiter notre complexité à travers nos ambivalences. Dans mon regard où s’enlise la lumière, dans le puits sans fond de mes pensées épousant plus ou moins docilement la courbe de mes ressentis, on aurait l’impression que gît non pas une, mais des personnes ; non pas une conscience, mais des milliers de moments particuliers qui se réfractent et s’impriment à ma pupille, de ces milliers de personnes que j’ai rencontrées, de ces expériences que j’ai vécues ou rêvées, de ces lieux que j’ai touchés, sentis ou contemplés. Pourtant, dans ce kaléidoscope de pensées et d’émotions, existe une constante : notre « moi qui dure », ce noyau qui perdure. Bergson va jusqu’à dire que « nous ne pouvons sympathiser intellectuellement, ou plutôt spirituellement, avec aucune autre chose. Mais nous sympathisons sûrement avec nous-mêmes ».
S’habiter comme un mystère qui dépasse notre regard. Voilà sûrement l’assise fondamentale qu’il nous faut retrouver. Posée au-dessus, la pierre angulaire de l’appartenance vient puiser au quotidien une infinité de possibilités. Et nous rend ainsi la liberté d’avancer sur un chemin personnel et inspirant.
Magnifique texte qui donne à réfléchir
Chapeau pour cette narration! Vous n’êtes pas la première à tenter de diffuser l’héritage d’Hélie de Saint Marc. Dans un genre qui l’aurait probablement amusé, tant il se méfiait des maîtres à penser, c’est au premier abord (je n’ai pas encore pris le temps de tout relire) une vraie réussite.