Hélie de Saint Marc ou l’estime de soi 2/4

L'action orientée mission

14 Mar 20220 commentaires

L’ACTION ORIENTÉE MISSION

 

« Chacun doit trouver au cours de sa vie sa propre vocation, sa mission spécifique, ce qui demande de s’y impliquer de manière concrète et entière ». Victor Frankl

« A l’adolescence j’avais peur que la vie m’installe dans un gros fauteuil confortable et rembourré. Je n’ai pas été déçu… J’ai gardé tout au long de ces années, malgré la violence des temps, les mêmes repères simples : le goût de l’aventure, l’insoumission préférée à la trahison, l’ambition du courage et des chemins de mauvaise terre, l’humilité comme une étoile, la volonté de se tenir à la pointe de soi-même sans jamais y parvenir…» Hélie de Saint Marc.

 

L’ACTION ME FAIT ADVENIR A MOI-MÊME

Des écrits, des paroles et surtout de la vie d’Hélie de Saint Marc se dégage une magnifique ode à l’action. Et plus précisément à l’engagement, où la volonté s’arrime au rêve pour « se hisser à la pointe de soi-même ». 

L’engagement est la condition première du leadership. Hélie de Saint Marc n’a pas attendu que les choses viennent à lui. Il était constamment attentif, aux aguets, prêt à discerner dans les événements des ouvertures vers son idéal. 

« A vingt ans, j’étais déjà un homme de rupture, écrit-il. Lorsque je fais un choix, je n’ai pas pour habitude de m’arrêter en chemin ».

En 1941, dans un pays en débâcle, l’adolescent alors âgé de 19 ans décide de contrevenir à la tradition familiale d’obéissance à l’ordre établi et entre dans le monde de la Résistance. Des actes en apparence anodins : franchir la ligne de démarcation, livrer du courrier, dissimuler des objets… mais pourtant décisifs. C’est dans l’action, en discutant avec son chef de réseau, le colonel Arnould, qu’il prend conscience que « son rejet de l’occupant participait à un mouvement plus vaste, que c’était une attitude de vie, une éthique qui le marquerait toute sa vie ». Il ajoute, reprenant à son compte le célèbre adage : « C’est en résistant que je suis devenu résistant ».  

L’engagement d’Hélie de Saint Marc n’a rien à voir avec un sentiment exalté d’appartenir à une caste particulière, d’être quelqu’un de bien. Il ne s’est pas non plus comparé aux autres : ses études étaient  « laborieuses », son visage n’était  « pas beau » contrairement à des « camarades éblouissants » à la facilité impressionnante et à qui « tout souriait »… « que sont-ils devenus ? ». Il n’a pas non plus passé de test psychométrique pour prendre une voie plutôt qu’une autre. Non. Une soif intérieure plus profonde aimantait son agir et transformait ses doutes en combustible. 

« Je cherchais sans doute à compenser mes faiblesses par un intense désir de vivre et une exigence en toutes choses. […] Plus d’une fois au cours de ma vie, je me suis jeté dans l’action pour ne pas fendre la statue intérieure que j’avais façonnée à l’adolescence, ce modelage de pierre et de plâtre, de choses vues et de chimères qu’ensuite il faut bien faire tenir debout. Car rien ne fut plus tard aussi pur que mes quinze ans l’auraient voulu ».

Notre personnalité n’est pas pur produit du déterminisme telle une épitaphe gravée dans le marbre. Paradoxale « continuité de mouvement et de changement » (Henri Bergson), elle émerge dans le fil de l’histoire, sculptée par le mouvement de notre liberté. L’action, en nous reconfigurant en permanence, est le creuset par lequel elle se révèle. C’est pourquoi il ne peut y avoir d’estime de soi sans action, ou plutôt sans engagement. Notre vie est une œuvre d’art dont nous sommes les artistes, nous dit Bergson, et dont personne ne peut prédire l’originalité singulière avant qu’elle n’advienne. Cette conception de l’être rend à l’homme sa pleine responsabilité, au leader sa pleine capacité d’agir. 

« Notre personnalité pousse, grandit, mûrit sans cesse. Chacun de ses moments est du nouveau qui s’ajoute à ce qui était auparavant. Ce n’est pas seulement du nouveau, mais de l’imprévisible… C’est un moment original d’une non moins originale histoire. […] Même l’artiste n’eût pu prévoir exactement ce que serait le portrait, car le prédire eût été le produire avant qu’il fût produit, hypothèse absurde qui se détruit elle-même. Ainsi pour les moments de notre vie, dont nous sommes les artistes. Chacun d’eux est une espèce de création ». L’Évolution créatrice, H. Bergson.

Entrer dans l’action suppose de quitter le fantasme d’un moi imaginaire pour mesurer son talent à la réalité. Car l’action, en nous inscrivant dans une relation rétroactive avec la nature et avec l’autre, déplace nos frontières intérieures et nos chemins creux d’enfance. Il y a toujours en effet une idéalisation originelle que l’action vient rectifier pour faire entrer dans le tragique de l’existence, clair-obscur de joies et de douleurs, inconnu qui dépasse notre entendement et nos prévisions. (cf L’appartenance – La construction de l’identité)

Dans ce mouvement cathartique, loin du « gros fauteuil confortable et rembourré », le risque est omniprésent mais néanmoins nécessaire pour avancer. La souffrance et les blessures deviennent des compagnes du quotidien. 

« Je voudrais expliquer aux jeunes comment les valeurs de l’engagement ont été la clé de voûte de mon existence, comment je me suis brûlé à elles, et comment elles m’ont porté ». écrit Hélie de Saint Marc. « Consumez votre vie », intime Nietzsche.

Il est plus facile de ne pas oser, de rester à quai. Puis de s’autojustifier avec un « si seulement » de résignation, ou un « ils ne comprennent rien » de dédain, qui bloque toute possibilité de croissance. Dans les deux cas, on reste à quai, coincé dans ses rêves. 

Si l’action nous façonne, nous devons assumer le paradoxe de changer constamment pour rester fidèle à soi. Sinon, le risque est grand de tomber dans une caricature qui deviendrait peu à peu notre prison (voir Le masque).

 

 

UN IDÉAL CONCRET DE L’EFFORT ET DU DÉPASSEMENT

« J’ai toujours préféré entre plusieurs chemins le plus escarpé. L’homme, à condition de le vouloir, peut être toujours plus grand qu’il n’est. Les hommes sont comme du cristal. Ils deviennent transparents quand on ajoute du plomb au verre d’origine »

L’idéal que nous propose Hélie de Saint Marc a quelque chose de désarçonnant : il n’est pas quête de l’utopie (ou-topia en grec : lieu qui n’est pas) à la poursuite d’un bien absolu jamais atteignable ; il n’est pas non plus recherche du bonheur et d’épanouissement individuel. A vrai dire, il est difficile de dire spécifiquement ce qu’il poursuit dans l’action. Le moteur même se trouve dans ce qu’il ne connaît pas. Loin du va-t-en-guerre idéologue souhaitant plier le monde à ses schémas, c’est l’action d’un être humble et prompt à l’émerveillement, recherchant dans la nature et dans les êtres un écho aux aspirations de son âme. L’esprit ardent et soucieux de s’engager totalement dans la pente de son coeur, il délaisse la France de la reconstruction économique d’après-guerre, il délaisse les débats estudiantins sur l’existentialisme et le communisme. Après la Résistance et la déportation, il opte de nouveau pour  « l’ambition du courage et des chemins de mauvaise terre » en se tournant à 23 ans vers l’Asie et la Légion étrangère. Là-bas, l’action épouse la contemplation et dilate tout son être :

« Les paysages nous attirent dans la mesure où ils sont le miroir de notre perception intérieure. Je me retrouvais au Vietnam dans un élément à la hauteur de mes émotions. […] Les montagnes du Tonkin étaient un livre ouvert dans lequel je cherchais à comprendre le sens de la condition humaine ». 

Nous cherchons tous à être pleinement ce que nous sommes et à accomplir notre vie, mais le paradoxe est que nous ne savons pas vraiment qui nous sommes ni ce que nous recherchons. Nous poursuivons un but inconnu, toujours devant nous, jamais atteint. Dans ce contexte, Hélie de Saint Marc propose un idéal concret du dépassement, à la portée de tous, qui consiste à « aller au devant de quelque chose », à « lutter contre des forces adverses », à « vaincre des résistances ». Préférer entre plusieurs chemins le plus escarpé, c’est cela qui grandit l’homme : 

« L’homme, à condition de le vouloir, peut être toujours plus grand qu’il n’est. Les hommes sont comme du cristal. Ils deviennent transparents quand on ajoute du plomb au verre d’origine ».

Il a conscience d’agir à la fois pour et contre lui-même. 

« Le premier ennemi que j’eus à combattre, ce fut moi. Par la force, j’ai appris peu à peu à conquérir une seconde nature, à devenir plus dur, plus rigoureux, en me lançant des défis que j’étais seul à connaître. Je m’habituais de la sorte à me hisser au-delà de moi-même ». 

Ainsi le leader est-il comme le Banyan de Paul Claudel, monstre végétal tout entier dans l’effort : « D’un lent allongement le monstre qui hâle se tend et travaille dans toutes les attitudes de l’effort, si dur que la rude écorce éclate et que les muscles lui sortent de la peau. C’est un nœud de pythons, c’est une hydre de la terre tenace qui s’arrache avec acharnement ». S’arracher à la terre dans un effort tendu vers un but incertain, qu’importe ! Car dans la trajectoire d’une vie, le chemin compte peut-être davantage que le but. Avant de devenir chef de file, il faut commencer par devenir leader de soi-même. Il faut avoir à la fois du courage et de l’audace. Le courage de traverser la peur, et l’audace d’aller vers ce que je ne connais pas. 

C’est peut-être la plus grande leçon qu’Hélie de Saint Marc nous enseigne : la vie s’accomplit dans quelque chose de plus grand que la quête du bonheur. L’Histoire a été faite par des hommes qui n’ont pas cherché un bonheur entendu comme satisfaction individuelle, mais qui poursuivaient une forme de quête supérieure et insatiable.  

Ainsi, l’estime de soi apparaît lorsque l’on est capable de se confronter à ses limites et de les repousser plus loin. Dans ce dilatement de l’être, où « ce que je suis »  se rapproche de « ce que je veux être », certes avec son lot d’épreuves et de souffrance, se libère l’être profond.

 

 

A LA RECHERCHE DU SENS

L’action débridée, l’action pour elle-même ne compte pas. Elle est tout juste un trou d’air ou une fuite en avant. Il ne s’agit pas de faire beaucoup, mais plutôt de trouver le sens de sa mission qui se révèle peu à peu, en entrant dans l’action. Il importe de se mettre en quête et de trouver cette « musique en soi pour faire danser le monde » (Friedrich Nietzsche).

Deux vertus – au sens aristotélicien – sont nécessaires pour participer à cette danse : l’humilité et la magnanimité.

L’engagement véritable se fonde sur l’humilité véritable (de l’humus en latin, la terre), celle de reconnaître le talent reçu au berceau – l’orgueil au contraire cherchant à se croire plus grand qu’on n’est. Hélie de Saint Marc a cette humilité qui n’est pas enfouissement du talent, mais son jaillissement audacieux. « Ce n’est pas moi qui me crée moi-même : j’adviens plutôt à moi-même », écrit ainsi Carl Gustav Jung dans Les racines de la conscience.

Mais l’humilité ne suffit pas pour danser. Il faut aussi la vertu de magnanimité – le désir des grandes choses – pour orienter le déploiement du talent vers un idéal de grandeur et de confiance en l’homme. Le leader magnanime transforme les promesses de ses potentialités en résultats inspirants pour les autres. Au point de continuer à vivre bien après sa mort. Ce vide dans son sillage qui prend un goût d’éternité, parle encore davantage que sa discrète présence. 

L’estime de soi ontologique est ainsi la résultante d’une action : celle d’accomplir sa mission. « Chacun de nous est dépositaire d’une mission qu’il se doit de connaître » affirme Victor Frankl. Une mission reconnaissable « à ce qu’elle pèse en toi », complète Saint-Exupéry. Une mission qui s’inscrit toujours dans une relation d’aide aux autres, en conformité avec ce qu’il y a de plus grand en nous.

Notre mission propre se dévoile dans le temps, et exige de nous effort et vigilance. Car nous sommes constamment pris entre deux polarités : la réalité des préoccupations immédiates et sensibles, et l’idéal à réaliser, qui nous invite au quotidien à choisir et à nous dépasser. L’enfant intérieur qu’évoque souvent Hélie de Saint Marc est peut-être le regard attentif que nous devons porter à notre soif d’absolu enfouie sous les préoccupations quotidiennes. Nous pouvons nous questionner comme lui : « lui ai-je été fidèle ? ». Plus la soif est grande nous dit-il, plus l’objectif est élevé, et plus les actions coûtent. 

Notre désir profond peut être étouffé par des croyances limitantes, par nos représentations parfois aliénantes, souvent trop étroites. Parfois, nous faisons « comme si », car le sentiment d’être inutile, ridicule ou insignifiant nous bride et nous empêche de nous réaliser :  « Je n’ai rien fait de passable en ce monde qui ne m’ait d’abord paru inutile, inutile jusqu’au ridicule, inutile jusqu’au dégoût. Le démon de mon cœur s’appelle : A quoi bon? » Georges Bernanos.

Ainsi polarisée entre l’humilité et la magnanimité, cette amitié avec nous-même est le fil d’Ariane qui relie l’enfant et le vieillard, l’enfant qui a tout reçu et le vieillard qui a tout donné, en déposant au passage et pour la postérité, le génie de sa contribution propre. Lorsque la dernière heure approche, l’âme se pose toujours avec anxiété cette question ultime : ai-je vraiment tout donné ? Cette inquiétude nous renseigne sur l’économie à adopter au long du chemin. D’une manière ou d’une autre, il faut tout donner. La paix ontologique, la pacification de notre être est à ce prix.

Aux jeunes de 20 ans, Hélie de Saint Marc dévoile ce fil rouge exigeant du don :

« Tout se conquiert, tout se mérite.
Si rien n’est sacrifié, rien n’est obtenu ». 

Un fil rouge tissé depuis l’enfance jusqu’au vieillard, qui fait la beauté du chemin parcouru, qui est aussi « l’honneur de vivre » :

« De toutes les vertus,
la plus importante me paraît être le courage, les courages,
et surtout celui dont on ne parle pas
et qui consiste à être fidèle à ses rêves de jeunesse.
Et pratiquer ce courage, ces courages,
c’est peut-être cela
L’Honneur de Vivre ».

à propos de l’auteur

Charlotte DIONIS DU SÉJOUR

Après une première carrière en littérature, Charlotte Dionis du Séjour accompagne à présent les leaders et leurs équipes dans leur développement au leadership.

Coach professionnelle certifiée, formée à l’école Transformance Pro (Vincent Lenhardt), à l’approche systémique de Palo Alto et au Leadership vertueux (Alexandre Havard), elle est aussi passionnée de philosophie et de théâtre.

Elle permet à ses clients de penser différemment, pour convertir la complexité en gisements d’opportunités, et amener les leaders et leurs équipes à créer une vision inspirante. Elle sait aussi déceler les potentialités pour faire advenir les personnalités. 

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