LE MASQUE
Les camps nazis m’ont appris que dans l’existence courante, nous portons tous un masque. Nous jouons la comédie. On se hausse. On se ment… La guerre débarrasse du souci de soi. Hélie de Saint Marc
DE L’AUTRE CÔTÉ DU MIROIR
De son éducation, Hélie de Saint Marc a reçu une vision du monde propre et ordonnée. Mais dans le dépouillement du camp de concentration, c’est le choc. « La lâcheté, l’égoïsme, la délation parfois, se trouvaient chez ceux où je m’attendais le moins à les trouver », tandis que « la générosité, le courage se trouvaient là où, selon les critères de mon enfance, ils n’auraient pas dû exister ». Il ne cessera dès lors de fustiger les apparences sociales et cette vaste comédie humaine qui nous fait jouer un rôle. De cette échappée de l’autre côté du miroir des choses et des êtres, il distingue et dénonce l’absurdité courante qui nous fait préférer l’apparence à l’essentiel. « Nous portons tous notre caricature. Il suffit de quelques jours à peine pour que le masque tombe à terre ». Ajoutant : « Il faut sans doute être passé par l’épreuve du dénuement total pour s’apercevoir à quel point les apparences sociales s’évanouissent dès que l’essentiel est en cause ».
Le masque nous colle à la peau. Comme si une fragilité intrinsèque à la nature humaine portait à se faire passer pour quelqu’un que l’on n’est pas et à s’auto-caricaturer. En ce sens, l’étymologie du nom « personne » est interpellante : la persona désigne en latin le masque que mettaient les acteurs de théâtre dans l’Antiquité pour exprimer l’archétype d’un caractère de façon à le rendre prévisible.
Mais d’où vient cette fragilité qui nous pousse à sortir masqué ? Un modèle allégorique peut aider à repérer cette tension intérieure entre nos différentes « identités » (je reprends ici l’analyse de François Délivré dans Le métier de coach) que Carlo Moïso appelle le Crapaud et le Prince. Le Prince désigne notre identité profonde, faite de désirs et de relations, forte de toutes ses potentialités. Le Crapaud désigne notre identité blessée, siège de toutes nos croyances négatives sur nous-mêmes et qui « bondit » malgré nous : « je ne vaux rien », « les gens sont égoïstes », « la vie n’a pas de sens », etc. On repère le crapaud à ce qu’il manipule, passe en force, geint, déprime… Pour se protéger et cacher ce crapaud qui nous fait honte, on élabore un masque qui permet d’être « agréé », de faire bonne figure socialement : le gentil fils, le « brillant », l’altruiste…
Vivre masqué est dangereux pour l’âme : cela revient à grandir à côté de ses racines, faisant naître des tensions psychiques pouvant conduire au mieux à une vie soumise, au pire à des maladies graves (psychosomatisation).
C’est aussi dangereux pour l’entreprise, avec la croyance encore bien répandue que la sincérité est dangereuse et qu’il faudrait s’efforcer d’y rester le plus neutre possible. Cette posture induit des relations peu constructives ne permettant ni le déploiement des personnes (en tant que sujets en croissance), ni l’optimisation de la performance collective. La qualité des relations entre les membres est en effet la clé de la performance du groupe, nous dit Will Schutz. « Pour qu’une équipe soit performante, il faut qu’elle ose dire ses peurs et ses besoins et qu’elle renonce a priori à avoir raison ».
Le 1er REP à Alger en avril 1961
L’histoire du Prince et du Crapaud pointe ainsi nos comportements réflexes « non alignés », pour les remplacer par des attitudes responsables, ajustées au réel, libérées des automatismes du masque et du Crapaud, et permettant au Prince de se réaliser. « Quelqu’un qui est dans son Identité Réaliste vit 80% dans le présent, prend 10% de son temps à se souvenir de son passé avec sagesse et sourire, et passe 10% de son temps à prévoir le futur » (F. Délivré).
LIBÉREZ LE PRINCE !
Faire tomber le masque, aligner le « je » intérieur avec le « je » extérieur impose un travail sur soi. Un travail exigeant, parfois aride, toujours coûteux, mais qui est le prix à payer pour trouver la paix « ontologique » qui demeure quels que soient les aléas extérieurs. Ce travail demande de « décaper en permanence le voile de mensonge que la vie dépose en soi, insensiblement ».
Hélie de Saint Marc nous presse à mettre bas le masque : « Les hommes ressemblent à ces façades qui se dressent de chaque côté de la rue. Elles sont toutes identiques du dehors, mais contiennent tant de mystères, de drames ou de richesses cachées… Nous portons tous un tiroir caché et des ressources insoupçonnées ».
Il nous presse à prendre le chemin intérieur de « ceux qui cherchent non pas à paraître mais à s’élever, ce qui est toute autre chose ». Un chemin qui « passe par la patience et le dénuement », car « la vérité n’est pas toujours dans la lumière ». Un chemin qui passe par une mise à nue du crapaud, en exposant courageusement ses blessures et vulnérabilités, seul moyen de les guérir et d’accéder au Prince.
Si la personne d’Hélie de Saint Marc suscite autant d’attachement, c’est sûrement que son long regard bleu clair venait directement du cœur. Il ne portait pas de masque. Et percevait d’autant mieux chez d’autres la supercherie et ses conséquences. Il fustige en particulier ceux qui cherchent à attirer la lumière sur soi, mais ce faisant « détruisent toute l’humanité en l’homme ».
Il convoque l’être profond, la bonté vraie, qui est son espérance et qu’il a rencontrée là où il s’attendait le moins à la trouver : sous les oripeaux de la pauvreté, du dénuement, de l’abaissement. « Le tunnel fut le pire épisode de ma déportation – et il dura huit mois. Mais, sans ces épreuves supplémentaires partagées avec tous les laissés-pour-compte des camps, des dimensions essentielles de ma vie me seraient restées étrangères. Je n’aurais pas connu d’hommes d’une hauteur insoupçonnée et des formes de courage que je n’ai plus jamais rencontrées. J’ai été témoin d’attitudes hors du commun de la part d’hommes réduits à l’état de squelettes et traités comme des animaux. Cette volonté de rester debout le plus longtemps possible, pour les autres et pour eux-mêmes ».
Hélie de Saint Marc aurait-il été exempté de l’affreux crapaud ? L’expérience du réel montre que la vie nous apporte très vite son inévitable mesure de blessures. Engendrant d’après Moïso une réaction intrapsychique réflexe : la création du crapaud. Malgré son enfance privilégiée (voir L’appartenance – La construction de l’identité), Hélie de Saint Marc a sûrement dû engendrer un petit crapaud et un petit masque pour le cacher. Mais masque et crapaud ont volé en éclats dès lors qu’il s’est incarné dans sa mission (voir L’action orientée mission), ouvrant alors pleinement ses potentialités. Et déployant les ailes du Prince dont son regard traduit la lumineuse présence.
L’estime de soi ontologique est le cœur du Prince. Lieu de l’être profond, des talents intacts, des potentialités non bridées, des plus grandes promesses, des parcours les plus audacieux, porteurs de fruits d’éternité. Plus je m’en approche – il s’agit d’un lent et long processus -, plus cette estime ontologique grandit et plus je deviens libre du regard des autres pour exercer mon talent.
La fausse estime de soi est le masque dont je recouvre mon visage. « Nous portons tous notre caricature ». Il me rend fragile face aux diktats et injonctions du monde, soucieux de la reconnaissance externe donnée par le regard de l’autre, soucieux de correspondre à l’avatar social qu’on s’est choisi. Hélie de Saint Marc nous avertit : « Sous la lumière, l’être humain se gonfle et s’épanouit. Il se nourrit du regard d’autrui plus que de lui-même ».
« Par nécessité, les hommes et les femmes que l’Histoire a reniés sont souvent obligés de se tenir à la pointe d’eux-mêmes ». Par nécessité, Hélie de Saint Marc s’est totalement dégagé de la recherche de soi dans le regard de l’autre – qui paradoxalement nous en éloigne – pour devenir très tôt un homme de rupture et entrer dans la singularité de sa personnalité.
Devenir soi-même induit nécessairement un décalage par rapport au monde, une forme si ce n’est d’anti-conformisme, du moins d’une heureuse non-conformité. Au fond, mettre bas le masque, nous dit Hannah Arrendt, est d’abord une question de courage – qui étymologiquement se situe au niveau du cœur. Etre capable de s’opposer et de dire non. Le courage, vertu du héros par excellence, « libère les hommes de leur souci concernant la vie au bénéfice de la liberté » ; il guérit de la sur-sécurisation (ma santé, mon alimentation, mes distractions, mon épargne, etc.) pour jouer la vie en assumant sa part de risques :
Les honneurs, on le sait, s’achètent avec la fausse monnaie de l’honneur. .. J’ai accepté de tout perdre et j’ai tout perdu. L’honneur est un acte de pauvre. Il suppose le dépouillement.
Prise d’armes à Ninh-Giang. Le général de Lattre de Tassigny décore le capitaine de Saint Marc après les combats de Ngia-Lô
Lors de l’ouverture de son procès devant le haut tribunal militaire, après le putsch des généraux, il explique les raisons qui l’ont conduit à suivre son supérieur le Général Challe : « Monsieur le président, on peut demander beaucoup à un soldat, en particulier de mourir, c’est son métier. On ne peut lui demander de tricher, de se dédire, de se contredire, de mentir, de se renier, de se parjurer ».
LA VIE INTÉRIEURE
Se libérer de la reconnaissance sociale et vivre dans son Prince peut sembler héroïque voire idéaliste. Pourtant, ce petit sentier peut être le nôtre. Il peut être le nôtre d’une unique façon nous dit Martin Heidegger : en agrandissant sa vie intérieure. Il distingue en effet d’un point de vue phénoménologique deux modalités d’être, qui conditionnent la portée de nos actes : le mode quotidien et le mode ontologique. Dans le mode quotidien, c’est la préoccupation du paraître et la conquête du pouvoir qui dominent. Dans le mode ontologique au contraire, c’est la capacité d’émerveillement devant la vie. Le mode ontologique vient dégager l’homme de ce qu’il n’est pas pour l’instaurer dans une modalité solide.
Nous retrouvons là l’essence du leader authentique. Nombreux sont ceux qui pensent être des leaders et ne sont que le pâle reflet des diktats de l’inconscient collectif, des êtres assoiffés de cette reconnaissance qui cherchent à paraître à défaut d’arriver à être. De faux leaders masqués qui s’écroulent lorsque le masque tombe, comme ces stars lorsqu’elles ne sont plus en haut de l’affiche. Il ne peut exister de leadership de surface. Il faut, pour s’affranchir du paraître, rentrer à l’intérieur de soi, goûter patiemment le sens de l’épreuve, et affûter la flèche de sa mission pour libérer le Prince.
Ainsi à rebours du constat pascalien – « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer au repos dans une chambre », Hélie de Saint Marc est-il capable d’être seul pour « rencontrer la vérité de son destin » : « Je me souviens du Revier de Langenstein (ndlr : mouroir), de la cellule de Tulle et d’une chambre d’hôpital, la nuit. Là, j’ai rencontré la vérité de mon destin. Personne ne m’enlèvera cette peau de chagrin. Car celle-là, au moins, est à moi ». Ainsi peut-il écrire sans trembler, à contre-courant des jugements hâtifs dont il n’a cure :
Un ami m’a dit un jour : « Tu as fait de mauvais choix, puisque tu as échoué ». Je connais des réussites qui me font vomir. J’ai échoué, mais l’homme au fond de moi a été vivifié ».
La paix ontologique – celle de « savoir demeurer au repos dans une chambre », est le grand critère de cette vie intérieure. Elle se distingue de la paix éphémère procurée par le conformisme. Elle récompense celui qui met en cohérence son trône intérieur avec son action sociale. Elle connaît ses raisons de vivre et de mourir. Elle regarde la mort avec sérénité. Elle éclaire le visage et rayonne doucement.
Un tel leader est nécessairement seul. Entouré, estimé, suivi, mais seul cependant dans sa mission. Cette solitude est difficile, mais elle est la condition pour emprunter le chemin unique de sa mission propre, source des joies les plus authentiques et profondes.
Attention cependant : on pourrait penser que l’authenticité va de pair avec une transparence absolue. Or, il ne s’agit pas d’une injonction au déballement de soi. Hélie de Saint Marc est tout entier pétri d’une ancienne dignité qui, percevant le drame qui se joue en chacun, retient ses lèvres au bord du cœur pour honorer le mystère. Car celui-ci ne se révèle que dans un dévoilement progressif. La lumière crue des néons, en nivelant les ombres et les reliefs, ne permet pas de révéler les profondeurs. Hélie de Saint Marc prône un regard contemplatif, non captatif.
Retrouver une âme contemplative, capable de voir la beauté du désert qui cache un puits quelque part (St Exupéry) ; capable de s’émerveiller encore, d’espérer toujours et malgré les épreuves ; capable de vibrer chaque jour devant le visage ami. C’est sûrement sur le long court de la vie, le plus sûr antidote contre le masque.
[…] de lui conférer une place dans nos vies aspirées par cette quête inéluctable de bonheur (voir Le masque). Comme Spinoza, on pourrait penser qu’il faille la bannir ou du moins ne plus subir ses mauvais […]